PARCOURS
J’ai fait très peu de photo, quasiment aucune durant les 5O premières années de ma vie. Adolescent, je n’avais qu’un kodak de poche, il fallait attendre des siècles avant d’obtenir des tirages et sur la moitié d’entre eux je voyais mon annulaire s’étaler lamentablement sur un tiers de l’image. De toute manière je n’aimais pas le mot photographe, il sentait la revue technique et son cortège de mots qui instillent immédiatement le venin du doute : vitesse d’obturation, ASA, focale. Il n’y avait bien que le processus du développement dont le champ lexical frise celui de l’alchimie, pour réveiller en moi une part de rêve. Hors de portée.
La photographie m’apparaissait de ce fait comme un art indirect, l’appareil photo ne m’offrait pas la possibilité d’un geste complet ; il fallait attendre, il manquait une étape supplémentaire et cruciale pour que le geste soit révélé, ce processus m’éloignait trop de l’immédiateté des sensations. Alors j’ai choisi la musique (pour Françoise Hardy et Enzo Enzo), le chant (3 albums avec le groupe Pow Wow) et la poésie avec un album (Si vous n’avez rien à me dire) consacré à la poésie amoureuse de Victor Hugo.
Le hasard, ma muse ...
Après 50 de friche, les digues de la technique ayant cédé, un flot d’image a commencé à me submerger, heures après heures j’ai appris à le canaliser et ce travail m’est aujourd’hui devenu vital. J’ai passé un an en immersion totale à expérimenter dans cette boite magique, qui permet de cueillir des ingrédients, de les filtrer, de les réduire, de les muter, d’expérimenter, avec un seul but saisir la magie et l’exposer dans le même mouvement.
MEMORABILIA, des nuages sur le bitume
A l’origine mon projet était d’errer dans les églises à la recherche de femmes prisonnières de leur gangue de pierre afin de les libérer. J’étais mal préparé et la mission était trop ambitieuse et c’est dans le caniveau penché sur le trottoir que j’ai fait mes premières armes ; Il fallait que je prenne racine dans la ville, et que dans la nuit bitumineuse, j’apprenne à voir la beauté, à déchiffrer les origami du vent, à parler la langue de l’automne, à interpréter le yi-king des tessons de bouteilles, à lire les plans du hasard dans les flaques de gasoil. J’ai appelé cette phase de mon travail Memorablia.
« Seul, inconnu, le dos courbé », en sous sol, en surface, j’ai mille fois traversé Paris, dédaignant les étoiles du ciel pour aiguiser mon regard, l’entrainer à voir la lumière dans le noir. Alors j’ai enfin pu voir les trottoirs de Paris pour ce qu’ils sont : de sombres toiles offertes aux gestes aléatoires des peintres en bâtiment. Qu'ils soient déliés, compacts, faits d'amas ou de jaillissements, ils sont puissants, énergiques parfois rageurs. Ce sont les gestes d'hommes fatigués par une journée de labeur qui, dans l'urgence, essuient leur pinceaux ou vident le résidu de leur pot sur le trottoir. Une véritable matière picturale brute qui n'a pas encore de propos, qui reste prisonnière du bitume; parfois pour quelques heures, à la merci de la moindre pluie, parfois pour des mois et c'est alors le spectacle de l'érosion au rythme des saisons et du passage des marcheurs que cette matière offre à l'œil de l'explorateur. Et c'est d'abord en explorateur que je me suis aventuré sur ce terrain de jeu en ayant pour devise "le Hasard ma muse". Alors c'est dans ce musée à ciel ouvert que je découvre ébloui ces œuvres non encore signifiées, ces œuvres non encore signées, offertes à fleur de trottoir en open source. Ces gestes de peintre, je m'en empare et je les ré-imagine, créant ainsi une forme d'art brut et poétique, porte ouverte sur le rêve, un épanchement du songe dans la vie réelle comme le dit Nerval.
Les mois passant, en aiguisant un nouveau regard, il m'est vite apparu que ce goudron, qui vient de tous les continents pour constituer le décor de nos villes, agissait comme une bande magnétique enregistrant l'histoire de la vie sur terre, hommes, archétypes, animaux et dieux. J'ai choisi la photo pour capturer ces apparitions, plus précisément l'utilisation du portable, outil idéal pour qui veut pénétrer l'asphalte jungle. Et, dans une démarche symétrique à celle de Nicephore Niepce, qui stabilisa le processus du développement grâce au goudron, c'est grâce à la photo que je peux, à l'inverse, stabiliser les peuples du bitume.
Swedenborg, qui inspira Baudelaire et Nerval, appelait ces visions Memorabilia. J'ai gardé ce nom en lui adjoignant comme sous titre "des nuages sur le bitume" car il s'agit de cela aussi, retrouver l'innocence de la poésie enfantine, réapprendre à lire les nuages sur le ruban noir du bitume redécouvrir, une autre forme de beauté, une beauté ignorée quotidiennement foulée au sol.
Alors peu à peu, comme revivifiées, Inconnues Icones et madones cyber byzantines sont venues à moi. J’avais trouvé mon lieu de culte.